Rencontre avec l’équipe de la librairie féministe Librería U-Tópicas (Mexico City, Mexique) !

Rencontre avec l’équipe de la librairie féministe Librería U-Tópicas (Mexico City, Mexique) !

Départ pour Mexico City, plus précisément, dans une jolie rue bordée d’arbres, Aguayo, juste à côté de la maison d’une grande artiste peintre féministe que l’on adore à la librairie, Frida Kahlo, bien sûr, et sa Casa Azul, située à seulement cinq minutes à pied de la Librería U-Tópicas. On est en plein dans le quartier bohème de Mexico, Coyoácan, le quartier des artistes et des intellectuels aux maisons colorées et aux nombreux lieux culturels.

Et si la Librería U-Tópicas a choisi de s’installer à cet endroit précis, c’est aussi, symboliquement, pour montrer à toustes celleux qui franchissent ses portes qu’il existe plein d’autres femmes artistes mexicaines à découvrir, autre que Frida Kahlo. En effet, U-Tópicas est avant tout un lieu hybride où l’on trouve une galerie et un magasin d’art pour mêler pensées et créations féministes dans un même lieu indépendant. Côté librairie, on retrouve plus de 10 000 ouvrages, avec une spécialisation autour des contenus artistiques et intellectuels et une mise en avant des voix marginalisées. Cet espace souhaite participer à la diffusion au Mexique de certains textes novateurs des mouvements féministes internationaux, encore trop peu souvent publiés dans le pays.

Les deux objectifs principaux défendus par U-Tópicas, autant dans leur catalogue qu’à travers leur programmation d’événements, sont les suivants :

  • Défendre toutes les créations artistiques des femmes (œuvres d’art, artisanat)... 
  • Mettre en valeur les sujets de justice sociale et de droits humains avec une sélection d’auteurs et d’autrices femmmes, queer, trans, racisé·es…

U-Tópicas, c’est aussi une histoire de famille, le lieu ayant été fondé par Martha Hernández et Luis G Castro, mère et fils. Martha Hernández raconte avoir été inspirée dans ce projet par la Librería Mujeres de Madrid. Iels co-dirigent toujours aujourd’hui la librairie, accompagné·e·s d’une équipe de six personnes. La mère de Martha est aussi impliquée dans l’aventure puisqu’elle s’occupe à 85 ans de l’étiquetage des livres ! On a pu échanger avec l’équipe et leur poser quelques questions.

Comment tout a commencé ? 

« Le projet a débuté en 2018 avec quelques œuvres d’art et seulement 500 titres, mais déjà cette volonté féroce de remédier à l’étonnante absence des femmes dans les espaces culturels, absence découlant de structures de pouvoir patriarcales. Nous en avions marre de constater sans cesse cette faible présence dans les galeries et les musées, de faire face aux catalogues ultra masculinisés des maisons d’édition et des librairies du Mexique. Nous voulions créer un espace dédié entièrement à la production culturelle et intellectuelle des femmes. Au-delà de l’œuvre de Frida Kahlo, que tout le monde connaît et qui a déjà donné lieu à de nombreuses analyses, il existe plein d’artistes et écrivaines mexicaines classiques et contemporaines qui sont méconnues et systématiquement oubliées. »

Quel féminisme défendez-vous ? 

« En tant que projet et espace culturel, nous mettons l’accent sur les féminismes au pluriel. Comme il n’existe pas de définition universelle unique de ce que signifie être une femme, il existe pour nous de la même manière une multitude de mouvements féministes. Nous soutenons et nous nous alignons sur tous les courants qui ne sont pas fondés sur des discours de haine. Nous nous engageons à contrer les récits dominants et à combattre le patriarcat à travers le savoir et la création artistique. »

Le mouvement féministe aujourd’hui au Mexique

« Alors que les luttes anti patriarcales ont été présentes tout au long de l’histoire du Mexique, ces dernières années les mouvements féministes ont pris une nouvelle ferveur. En réponse aux vagues de féminicides de plus en plus violentes dans le pays, des femmes et des filles sont descendues dans la rue pour dénoncer la « guerre contre les femmes ». La lutte pour la justice reproductive est également au centre de nombreux mouvements féministes au Mexique, l’avortement n’étant dépénalisé que dans 6 États sur les 32 du pays. Un peu partout, des collectifs se mobilisent pour un accès généralisé à l’avortement, la reconnaissance des sages-femmes traditionnelles et leur droit à des conditions de travail dignes, ainsi que la justice menstruelle et l’éducation…
Nous tenons également à souligner l’activisme et le travail des femmes trans, qui continuent de contester la violence juridique et matérielle à laquelle elles sont confrontées. Le Mexique est le deuxième pays le plus meurtrier au monde pour les personnes trans. La communauté trans et ses alliés ont réagi à cette réalité en s’organisant et en faisant pression pour la reconnaissance du transféminicide comme catégorie légale. 
Les luttes des femmes autochtones doivent également être mentionnées. La défense des territoires communaux contre l’extractivisme est un sujet brûlant, en particulier face au projet Tren Maya du président Andrés Manuel López Obrador, un projet de chemin de fer pharaonique dans le sud du Mexique qui menace de détruire de nombreux écosystèmes et de déplacer de nombreuses communautés. »
 

Qu’en est-il du monde de l’édition et du milieu du livre au Mexique ?

« Le Mexique est un pays où le marché éditorial est contrôlé par des grandes chaînes de librairies et des maisons d’édition multinationales. Ce type d’acteurs a été très lent à reconnaître l’importance de la littérature féministe, encore 70 à 80 % des livres publiés sont écrits par des hommes. Dans ce contexte, les librairies indépendantes et les maisons d’édition sont essentielles pour remettre en question le statu quo. Au cours des 3-4 dernières années, nous avons assisté à l’éclosion de nombreux petits projets éditoriaux, dont certains sont explicitement féministes. »

Des coups de cœur à nous faire partager ?

« Pour citer une figure qui est non seulement l’une de nos préférées, mais qui a aussi eu un gros impact sur les catalogues ultra masculinisés des plus grandes chaînes de librairies du Mexique, nous voudrions partager avec vous le parcours de Dahlia de la Cerda (née en 1985). Dahlia a eu un premier impact important dans l’industrie de l’édition mexicaine en 2019 avec la publication de son recueil de nouvelles Perras de reserva dans lequel elle aborde la question des taux effarants de violence contre les femmes au Mexique, tout en évoquant son propre chagrin face au fémicide de sa cousine. La capacité de l’autrice à ne pas simplement dépeindre les femmes comme des victimes, mais plutôt à saisir leur capacité d’action est rafraîchissante. Elle possède un sens profond de la nuance et sait explorer les nombreuses zones grises du patriarcat. Cette année, elle a publié son deuxième livre, Desde los zulos, qui présente une théorie féministe autour du racisme, du classisme et de la transphobie et qui - grâce à son utilisation d’un langage familier, honnête et accessible - est loin de la densité du jargon académique habituel.
Nous aimerions également mettre en avant un lieu important, le Comuna Lencha-Trans - un centre communautaire autonome pour les femmes et les personnes trans et queer. Entre projections de films, cours de danse, discussions politiques et organisation de marches, la Comuna joue un rôle important dans les mouvements féministes et queer de Mexico. La Comuna offre un espace sûr où des personnes d’identités diverses peuvent se rassembler et construire des réseaux forts de solidarité. »
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