Ella Shohat est née et a grandi en Israël dans une famille de Juifs irakiens originaires de Bagdad qui avaient quitté leur pays dans les années 1950. « En tant qu’Arabe juive, écrit-elle, je suis souvent amenée à expliquer les “mystères” de cette entité antinomique. Expliquer que nous parlions l’arabe et pas le yiddish, que pendant des millénaires, notre culture, comme notre créativité profane ou religieuse s’est largement exprimée en arabe. » Elle est une figure emblématique des intellectuels et militants orientaux de la deuxième génération – celle née en Israël après l’immigration massive de Juifs du Maghreb et du Moyen-Orient dans les années 1950-1960 – qui développèrent à partir de la fin des années 1980 une critique radicale du sionisme et de la société israélienne façonnée par les ashkénases (Juifs d’Europe).
Dans les années 1950-1960, en réaction à l’hégémonie ashkénase, des mouvements de protestation et de résistance orientaux émergent en Israël. Le plus célèbre fut celui des Panthères noires d’Israël, composé essentiellement de jeunes maghrébins juifs issus des quartiers et des cités populaires de Jérusalem. D’abord réprimées par les autorités israéliennes, puis récupérées par des groupes d’extrême gauche ou le parti communiste, et finalement écartées de la société israélienne, les Panthères noires – malgré leur brève existence – demeurent une référence pour les jeunes orientaux.
Il faut attendre les années 1980 pour voir apparaître en même temps que le Shas (parti religieux des Juifs orientaux) une critique intellectuelle laïque chez les Orientaux. Le titre de l’article d’Ella Shohat, «Le sionisme vu par ses victimes juives», en résume la teneur. Écrit en 1988, il fut publié pour la première fois en ouverture du numéro spécial de Social Textconsacré au débat colonial. Traduit ici pour la première fois en français, il est considéré comme un texte fondateur et reste une référence pour toute une génération d’intellectuels qui analysent le sionisme comme une idéologie européenne à caractère orientaliste et colonial, orchestrant l’acculturation, la sécularisation et la destruction des références identitaires des Arabes juifs. Les intellectuels de cette mouvance, tout en insistant sur le désastre social et culturel que fut la « sionisation » des Arabes juifs, pensent leur propre histoire en rapport avec les autres victimes du sionisme, les Palestiniens.
« Jusqu’à présent, le discours critique alternatif sur Israël et le sionisme s’est essentiellement concentré sur le conflit israélo-palestinien, considérant Israël comme un État constitué allié au bloc occidental contre le bloc oriental, et dont la fondation même reposait sur la négation de l’Orient et des droits légitimes du peuple palestinien. Je voudrais ici élargir le débat et dépasser ces anciennes dichotomies (Orient contre Occident, Arabes contre Juifs, Palestiniens contre Israéliens) pour aborder un aspect que toutes les formulations précédentes ont éludé : la présence d’une entité médiatrice, à savoir les Juifs orientaux, également appelés misrahim, originaires dans leur grande majorité de pays arabes et musulmans. Une analyse plus complète doit, comme je m’efforcerai de le montrer, prendre en compte les effets négatifs du sionisme pour le peuple palestinien, et pour les misrahim qui représentent aujourd’hui la majorité de la population juive en Israël. De fait, le sionisme prétend parler au nom de la Palestine et du peuple palestinien, lui confisquant du même coup toute capacité de représentation indépendante, et il se veut en outre le porte-parole des Juifs orientaux. Or, en niant l’Orient arabe, musulman et palestinien, le sionisme a nié les Juifs “misrahim” (littéralement, “ceux d’Orient”) qui, tout comme les Palestiniens, ont eux aussi été spoliés de leur droit à la représentation – à travers des mécanismes certes plus subtils et moins franchement barbares. La voix dominante d’Israël, dans le pays même et sur la scène internationale, a presque toujours été celle des Juifs européens, les ashkénazes, tandis que celle des misrahim a été largement étouffée, voire réduite au silence.»